À l’inverse de leurs homologues chinoises et américaines, les autorités de la concurrence européennes restent largement à l’écart des problématiques commerciales du transport maritime de conteneurs. Il serait sans doute temps de changer la donne, dans l’intérêt des échanges commerciaux de l’Union européenne.
En Chine et aux États-Unis, les autorités publiques en charge de la régulation du transport maritime ont commencé à décortiquer les pratiques développées par les compagnies de lignes régulières depuis le début de la pandémie de la Covid-19. Il s’agit notamment d’évaluer l’impact de ces pratiques sur l’évolution des taux de fret et sur la qualité de service.
"S’il existe le moindre indice indiquant que le comportement des compagnies maritimes pourrait violer les règles de la concurrence du Shipping Act, la Commission cherchera immédiatement à apporter des réponses à cette problématique en lien avec les transporteurs", soulignait la Commission maritime fédérale américaine (Federal Maritime Commission, FMC) dans une communication publiée en septembre dernier. Un peu plus tôt cette année, la FMC est également intervenue sur la question des frais d'entreposage, de surestaries et de détention, pour clarifier sa position dans ce domaine par un texte entré en vigueur le 18 mai 2020.
Selon le Journal of Commerce, les autorités chinoises ont également mené une action auprès de grandes compagnies maritimes début septembre pour qu’elles injectent des capacités et se montrent "moins agressives" en matière d’augmentations de tarif sur le Transpacifique. Chine et et États-Unis adoptent donc clairement une posture de défense des intérêts des chargeurs...et par là même de leur volume de commerce international
Le silence de l’Europe
L’Europe reste en revanche très silencieuse sur la question. En mars 2020, en pleine épidémie, la Commission a confirmé la prolongation pour 4 ans des exemptions accordées aux consortiums maritimes de ligne, estimant que les conditions qui les motivent étaient toujours réunies. Une bienveillance de l’institution bruxelloise qui a suscité, mais en vain, les protestations des chargeurs et des commissionnaires.
Depuis, la Commission n’a pas dit un mot sur les évolutions constatées sur le marché. Les résultats records annoncés pour 2020 par les compagnies maritimes, sans équivalent dans l’histoire maritime commerciale récente, commencent pourtant à faire grincer des dents.
La dangereuse primauté du verdissement
Comment expliquer ce silence ? Historiquement, tout d’abord, le commerce n’est pas forcément au centre des préoccupations maritimes de l’Europe. La culture maritime européenne est dominée par le dossier de la pêche, qui a cristallisé au fil du temps les énergies, les débats et les modes de gouvernance de la question maritime à l’échelon européen. Le dossier actuel du Brexit, particulièrement épineux sur ce point, renforce encore un peu plus cette préoccupation centrale.
D’autre part, la Commission européenne a depuis longtemps mis en avant une volonté de non-interventionnisme sur les marchés. Une ligne politique en faveur du libre échange que l’ont pourrait qualifier d’un peu dépassée dans le contexte de guerre commerciale qui s’impose depuis plusieurs mois.
Enfin, d’une certaine manière, il semble que l’Europe regarde ailleurs... Alors que la flambée des tarifs et les annulations d’escale sont au cœur des préoccupations urgentes remontées par les clients du transport maritime, la Commission européenne préfère s’exprimer sur des sujets de moyen et long terme, et notamment sur le nécessaire verdissement de l’activité. Et le Parlement européen est sur la même longueur d’onde.
Les initiatives prises pour accélérer ce verdissement ont bien entendu toute leur place dans les politiques publiques qui doivent permettre de garantir la viabilité et l’acceptabilité du secteur. Mais le silence sur les problématiques "business" immédiates interpelle, tout comme le décalage avec la vigilance que l’on constate sur ce sujet en Chine et aux États-Unis. Ces deux grandes puissances revendiquent clairement une gouvernance économique et un encadrement du commerce maritime, ce qui n’est fondamentalement pas le cas de l’Europe Communautaire.
Pour la création d’une "FMC européenne"
La création d’une autorité de régulation européenne pour le transport maritime mériterait désormais d’être sérieusement considérée, pour plusieurs raisons.
- Il y a tout d’abord une évidence, pour ne pas dire une urgence, à sortir de "l’angélisme économique" actuel. Le transport n’est pas simplement un moyen d’acheminer des marchandises. C’est un élément d’indépendance stratégique. Le sous-titre adopté par la Commission maritime fédérale américaine pour définir son rôle est d’ailleurs édifiant : "concurrence et intégrité pour la chaîne d’approvisionnement océanique américaine".
- L’espace économique européen a besoin d’affirmer des principes communs pour contrer les avancées bi-latérales des accords de type 17+1 entre la Chine et les pays d'Europe centrale et de l'Est, maîtriser les données issues des échanges commerciaux via nos ports et assurer un contrôle accru de la sécurité des marchandises qui rentrent et sortent.
- La singularité du Brexit, et le possible aboutissement rapide d’une notion de pays tiers pour le Royaume-Uni, constituent également un argument en faveur de la création d’une telle administration européenne, ne serait-ce que pour intégrer le commerce maritime irlandais communautaire.
- Enfin, pour les chargeurs, cette institution serait un garde-fou et un contre-pouvoir en cas de pratiques commerciales abusives de la part des compagnies maritimes. Elle permettrait en effet de clarifier et encadrer les relations commerciales non contractuelles, dans un esprit d’équité et de transparence pour les parties contractantes. Nous pensons notamment à l’éternel problème des frais d’entreposage, de surestaries et de détention dans les terminaux.
Entendons-nous bien : il n’est pas question pour nous de suggérer qu’une institution prenne le contrôle du marché. Mais il nous semble indispensable qu’une instance de régulation équitable, transparente et supra-nationale voie le jour. Cet outil au service des intérêts d’un patriotisme économique européen bien compris pourrait contribuer à un ré-équilibrage des forces en présence. Il y a va de l’existence même de l’Europe en tant que puissance économique, sur un échiquier international aujourd’hui dominé par les relations sino-américaines.