Les constructeurs de camions prévoyaient un déclin des immatriculations correspondant à une traditionnelle fin de cycle. Mais l’épidémie de Covid-19 a transformé la baisse en chute libre. De quoi accélérer les profondes transformations déjà à l’œuvre dans le secteur, sur fond de transition énergétique.
L'industrie mondiale de la production de poids lourds prévoyait déjà une année 2020 difficile en raison d’un ralentissement cyclique. Avec la crise du Covid-19, la situation sera carrément désastreuse. "On s'attendait depuis longtemps à ce que l'industrie mondiale des camions entame un ralentissement en 2019 et 2020, dans le cadre du cycle industriel habituel ; 2019 s'est révélé conforme aux prévisions, mais en 2020, la pandémie de COVID-19 va considérablement accentuer la trajectoire descendante", note Jonathan Storey, dans l’édition 2020 de "The world’s truck manufacturers", une étude sur l'industrie mondiale des camions publiée chaque année par Automotive World.
Le déclin était attendu en Europe comme partout, après une décennie de redressement, comme le soulignait en janvier l’Observatoire du Véhicule Industriel. Mais là encore, la pandémie a aggravé le phénomène. Durant les 4 premiers mois en 2020, les immatriculations de poids lourds dans l’Union européenne sont en recul de 35,4% par rapport à la même période de l’année précédente pour les véhicules de + de 16T et de 33% pour les véhicules de + de 3,5T, constate l’Association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA, European Automobile Manufacturers Association). Ces deux segments totalisent ainsi respectivement 64 456 et 79 954 immatriculations. Le mois d’avril, marqué par le plein effet des mesures de confinement, s’est révélé particulièrement catastrophique, avec un recul de 58,5% pour les +16T, et de 54,8% pour les +3,5T.
Une situation très dégradée sur les principaux marchés
C’est en France que la situation semble la plus dégradée. Selon les chiffres de l’ACEA, le marché français des +16T affichait en effet un repli de 39,8% en cumul à fin avril, suivi par l’Allemagne (-30,8%), l’Italie (-25,7%) et l’Espagne (-23,6%). Même chose pour les véhicules de +3,5 T : la France détient le triste record (-39,2%), toujours devant l’Allemagne (-27,3%), l’Italie (-26%) et l’Espagne (-22,7%).
Le choc a été particulièrement rude en avril. Selon Thierry Kilidjean, directeur général d'Iveco France, le marché français se situait à -58% en ventes cumulées de véhicules lourds au 11 mai. "Clairement, la pandémie et les mesures de confinement ont fait plonger le marché immédiatement", souligne le dirigeant. La France a connu une contraction record de 72,3% sur le marché des +16T en avril. Mais les pays d’Europe centrale ont également été sévèrement touchés, avec un recul de 71,2%, pointe l’ACEA. La Pologne, notamment, a enregistré une baisse des immatriculations de 71,7%.
Les perspectives de la production s’assombrissent
Après avoir été fermées pour cause de confinement, les usines de poids lourds ont quasiment toutes redémarré la fabrication. À l’heure actuelle, 31 usines fonctionnent dans l’Union européenne, selon l’ACEA. Mais toutes tournent au ralenti afin de s’adapter aux gestes barrières. "Pour l'instant, nous sommes moins préoccupés par les chiffres de production. La sécurité des employés de DAF et de Leyland Trucks est notre priorité n°1", indique ainsi Harry Wolters, président de DAF Trucks NV. En France, Renault Trucks redémarre progressivement depuis le 22 avril. Mais il ne fait aucun doute que si les carnets de commande restent vides, les productions ne retrouveront pas leurs cadences normales.
Les annonces de réductions d’effectifs se multiplient. "Il faudra beaucoup de temps avant que la demande du marché n'atteigne les niveaux d'avant la crise et nous devons donc adapter l'organisation à la nouvelle situation", estime ainsi Henrik Henriksson, Pdg de Scania. Le groupe suédois évalue sont sureffectif à 5 000 postes, sur les 51 000 que compte l’entreprise filiale du groupe Volkswagen. Le groupe Volvo annonce également près de 1 600 nouvelles suppressions d’emplois, principalement chez Volvo Trucks.
Un marché du VO en chute libre
Plusieurs témoignages de transporteurs européens nous confirment par ailleurs la baisse des transactions et des prix dans la revente de poids lourds d’occasion. Ce second marché est d’une importance capitale, car il permet de valoriser les camions qui constituent la plus grande partie des actifs des transporteurs. Déjà confrontés à la baisse de leur chiffre d’affaires et à l’augmentation de leurs coûts dues à la sous-productivité et à l’instauration de mesures barrières, ils doivent maintenant provisionner des baisses de valorisation d’actifs. C’est une nouvelle source de fragilisation.
D’autre part, le prix des véhicules d’occasion devient tellement attractif qu’il engendre un cercle vicieux. En réduisant l’intérêt pour les véhicules neufs, cette attractivité entretient le marasme pour les manufacturiers et les carrossiers.
Sauver la filière
Comme beaucoup de secteurs économiques, les constructeurs en appellent aux pouvoirs publics pour passer ce cap difficile. "Ce dont l'Europe a besoin actuellement, ce sont des incitations à l'investissement pour une modernisation des flottes de camions respectueuse de l'environnement et comme moyen de surmonter la crise dans ce secteur critique pour le système", a déclaré Andreas Renschler, Pdg de Traton (Scania et MAN) et membre du comité de direction de Volkswagen AG.
Selon le journal allemand "Süddeutsche Zeitung", les constructeurs de camions pourraient bénéficier de primes d'achat pour le remplacement de moteurs à combustion de type Euro 3, 4 ou 5, contre des moteurs répondant aux dernières normes d’émission. La Commission européenne mettrait en place un programme de financement à l'échelle européenne pour le renouvellement des flottes de véhicules utilitaires lourds avec des primes allant jusqu’à 15 000 euros par véhicule.
Un plan de relance économique allemand d’une hauteur de 130 milliards d’euros financerait également la technologie de l'hydrogène. L'Allemagne veut être un pionnier dans le monde entier. Le gouvernement fédéral a donc l'intention de présenter prochainement une "stratégie nationale sur l'hydrogène". Afin de promouvoir l'utilisation de l'hydrogène vert dans le trafic lourd de marchandises, un réseau de stations-service dédiées et des infrastructures seraient développés rapidement.
La crise du Covid-19, catalyseur de la transformation du secteur
Le marasme économique touche durement les clients des constructeurs de camions. La plupart des petits transporteurs routiers devront se battre pour leur survie. Les incitations financières bénéficieront donc très vraisemblablement plutôt à des acteurs plus importants, et à la situation économique plus solide. Ces derniers pourraient ainsi accélérer leur transition énergétique et écologique. Une transition déjà largement en cours, rappelons-le : le secteur a considérablement optimisé les performances des véhicules diesel durant ces deux dernières décennies. Par ailleurs, la flotte de véhicules au gaz s’est aussi significativement développée. Cela étant, le mouvement d’accélération risque de creuser encore un peu plus le fossé entre les gagnants et les autres, favorisant la concentration déjà à l’œuvre dans le secteur du transport routier de marchandises.
Les transporteurs qui ne font pas partie des gagnants pourraient envisager d’abandonner le modèle qui consiste à être propriétaire du camion, afin de pouvoir louer les camions de nouvelle génération. Les constructeurs pourront alors pousser le leasing, et même aller plus loin. On pense au modèle "TAAS" (Truck as a service), où le camion est loué au kilomètre ou à l’heure par le fabriquant ou le distributeur du camion. Les récents rapprochements entre Iveco et Nikola, Volvo et Daimler, pour développer le camion à pile à hydrogène sonnent déjà le top départ de ce nouveau marché.
Sans la crise du Covid-19, cette transformation aurait été sans doute été beaucoup plus lente et moins brutale.