La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine n’affecte pas seulement les deux plus grandes économies du monde. Elle a également de vastes répercussions sur l’ensemble de l’économie mondiale, y compris sur la plus grande zone de commerce du monde : l’Union européenne (UE). La Chine et les États-Unis sont respectivement les premier et deuxième partenaires commerciaux de l'UE, représentant ensemble plus de 30% du commerce total. Les relations économiques et politiques étroites entre les trois pôles font de l’UE un acteur incontournable de la partie.
Selon une étude récente de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), l'Union européenne est la zone qui pourrait le plus tirer profit de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, en captant environ 70 milliards de dollars d’exportations qui ont fait l’objet d’une augmentation des droits de douane, à savoir 50 milliards d’exportations de produits chinois vers les États-Unis et 20 milliards de produits américains vers la Chine. À partir de ces chiffres, nous souhaitons explorer les relations commerciales entre l’Union Européenne et les États-Unis dans le contexte de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, et en particulier dans quelle mesure l’UE peut remplacer les États-Unis et la Chine dans leurs échanges respectifs.
La substitution de produits américains par des produits de l'UE sur le marché chinois
Certains produits américains désormais davantage taxés par la Chine peuvent aisément être remplacés par des produits européens. C’est le cas de marchandises telles que les composants d'aéronefs, les machines, les produits automobiles, qui constituent les principales catégories de produits exportés vers la Chine ayant les valeurs d’exportation les plus élevées à la fois pour l'UE et les États-Unis.
Cependant, suite aux augmentations de tarifs douaniers décidées en juillet 2018 par la Chine, seule l'industrie aéronautique européenne a enregistré une progression significative. Rompant avec la tendance des années précédentes, les exportations d’aéronefs et de composants de l’UE vers la Chine ont enregistré une hausse substantielle de septembre à décembre 2018 qui a porté l’augmentation annuelle à 12,4%. La croissance s'est poursuivie jusqu'en janvier 2019, avec un bond de 226% par rapport à la même période en 2018 (Figure 1). Il est particulièrement intéressant de noter que la Chine n’avait imposé aucun droit de douane sur les composants aéronautiques américains lors de la précédente vague de hausses tarifaires.
Figure 1. Exportations d'avions et de pièces détachées de l'UE vers la Chine
Source de données : Eurostat
Une des explications possibles à ce succès des produits de l’UE pourrait être le manque de concurrents alternatifs potentiels puisque le marché de la construction aéronautique se concentre principalement aux États-Unis et en Europe. Ce n’est pas le cas, par exemple, du secteur automobile, où d’autres pays, comme le Japon, sont présents sur le marché.
La substitution des produits chinois par des produits de l'UE sur le marché américain
Autre aspect peut-être encore plus intéressant à prendre en considération : la substitution des produits chinois par des produits de l’UE sur le marché américain. Les recherches de la CNUCED révèlent, comme nous l’avons indiqué en introduction, que l’UE pourrait capter 50 milliards de dollars d’exportations vers le marché américain en se substituant aux produits chinois. Cela peut surprendre par rapport à l’image que l’on a des relations commerciales entre les trois puissances. Si l'UE est susceptible de gagner davantage sur le marché américain que sur le marché chinois, c’est notamment en raison du volume beaucoup plus important de produits chinois visés par des hausses de droits de douanes, comparé aux augmentations imposées par la Chine sur les produits américains.
L'UE pourrait éventuellement bénéficier d’exportations plus importantes de produits d'équipement et de meubles vers le marché américain. Il s’agit en effet des produits chinois qui ont été les plus touchés par la dernière série d’augmentation des tarifs douaniers et pour lesquels l'UE détient également une part importante du marché américain. Il est entendu que dans chaque catégorie, il existe différents schémas de commerce. Par conséquent, pour avoir une image plus claire, nous avons examiné les trois principales sous-catégories qui représentent des parts importantes de la valeur totale concernée par les augmentations des droits de douane (figure 2 et 2 bis). Deux conclusions peuvent en être tirées.
Premièrement, bien que les exportations de l’Union Européenne puissent connaître une croissance accrue en se substituant à des produits chinois sur le marché américain, la capacité de l’offre de l’UE peut être limitée dans certains cas. Par exemple, pour certaines catégories, les exportations totales de l’UE en dehors de l’UE sont inférieures aux exportations chinoises vers les États-Unis* (figure 2). Cela pourrait créer des incertitudes temporaires sur les exportations de ces produits vers d’autres marchés. Deuxièmement, l'UE n'étant pas le seul fournisseur alternatif sur le marché, elle devra également faire face à la concurrence d'autres pays tiers, notamment de l'Asie du Sud-Est, du Canada et du Mexique.
Néanmoins, avec les tarif douaniers américains imposés sur les produits chinois, l'UE se trouve dans une position favorable pour élargir son marché aux États-Unis. D'autant plus que les machines et les meubles figurent parmi les 10 premiers produits en termes de volume de transport de conteneurs de l'Europe vers les États-Unis. Cela pourrait également contribuer à un accroissement du transport de conteneurs sur cette route.
* For Category 9403, EU’s extra-EU export value is slightly higher than the Chinese export value to U.S in 2017.
Des enjeux qui vont au-delà du commerce
Enfin, nous ne pouvons pas ignorer les tensions accrues sur le climat politique qui assombrissent les relations trilatérales, ce qui pourrait incontestablement ajouter des incertitudes aux relations commerciales.
En tant qu'allié des États-Unis de longue date, l'UE doit tenir compte de l'attitude de Washington lorsqu'elle s'engage avec la Chine, sans oublier que ses exportations vers les États-Unis sont deux fois plus importantes que celles destinées à la Chine. La déclaration commune du Japon, de l'UE et des États-Unis, publiée le 23 mai 2019, a clairement indiqué que les États-Unis avaient besoin du support de leurs alliés dans cette guerre commerciale.
Les eaux transatlantiques sont néanmoins troubles. Pour commencer, alors que l’UE partage les mêmes préoccupations que les États-Unis sur des questions telles que le transfert de technologies et les droits de propriété intellectuelle vis-à-vis de la Chine, elle a toujours su faire face à ces menaces en utilisant des mesures institutionnelles. En conséquence, la politique de l'UE à l'égard de la Chine peut affecter non seulement le commerce UE-Chine, mais également les relations commerciales de l'UE avec les États-Unis. Comme le suggère un rapport de Bruegel, un groupe de réflexion basé en Belgique, le gain potentiel de l'UE repose principalement sur le fait que l'UE reste neutre vis-à-vis de la Chine.
Par ailleurs, l'UE et les États-Unis sont également aux prises avec des différends commerciaux. En 2018, les États-Unis ont imposé des droits de douanes sur l'acier européen (25%) et l'aluminium (10%). Concernant le secteur automobile, également dans le viseur, le président Trump a certes annoncé le 17 mai qu’il repoussait de six mois sa décision de relever ou pas les droits de douane sur les voitures européennes. Cette initiative a quelque peu apaisé les tensions entre les deux alliés, mais ces différends continuent de créer des incertitudes considérables dans les relations commerciales transatlantiques.
Le Brexit pourrait compliquer encore davantage les relations commerciales transatlantiques. Lors de la dernière visite de Trump au Royaume-Uni au début du mois de juin, un accord commercial potentiel entre le Royaume-Uni et le États-Unis a été présenté, poussant le Royaume-Uni à rechercher une rupture claire avec l'UE, qui pourrait induire un Brexit sans accord. Un futur accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et les États-Unis pourrait naturellement avoir pour corollaire l’introduction de nouvelles barrières commerciales entre l'UE et le Royaume-Uni. Même si le sort de l'accord américano-britannique reste incertain, il peut encore empoisonner les relations UE-États-Unis, notamment en ce qui concerne les négociations commerciales.
Bien entendu, nous ne pouvons pas ignorer non plus les relations Chine-UE. La Chine cherche également à améliorer ses relations bilatérales avec l'UE afin de se protéger des incertitudes liées aux États-Unis. En décembre 2018, la Chine a publié son troisième Document d'Orientation sur l'UE, qui élargissait considérablement le volet consacré à la coopération économique et financière. Le 2 juin, le vice-président chinois, Wang Qishan, s'est rendu en Allemagne dans le but d'approfondir la coopération bilatérale. Dans la mesure où l’Europe se trouve à l’autre extrémité de l’initiative des "Routes de la Soie", la Chine continuera à développer son réseau de transport maritime, en particulier le transport multimodal connectant le chemin de fer et la route au transport maritime. Néanmoins, les préoccupations relatives au transfert de technologie, aux droits de propriété intellectuelle, à l’ouverture du marché, ainsi que certaines considérations politiques continueront de faire obstacle aux relations commerciales sino-européennes.
Avec l'intensification de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, le défi que doit relever l'UE consiste à garder une position économique équilibrée à l’égard des deux.
Crédit photo : Image par文 邵 de Pixabay