L’épidémie de coronavirus met en lumière la nécessité d’un changement de modèle économique dans le transport maritime de conteneurs, même si les dysfonctionnements préexistaient. Déployer des méga-conteneurs dont on ralentit la vitesse pour freiner la surcapacité semble désormais une stratégie vouée à l’échec.
"Need for Speed"... La formule n’est pas seulement le nom d’un jeu vidéo de pilotage automobile qui redevient à la mode en ces temps confinés. Elle s’adapte parfaitement au marché du transport maritime de conteneurs. Celui-ci doit absolument se pencher sur la question de l’accélération de la vitesse des navires pour préparer la reprise, après le pic de l’épidémie de coronavirus. Or pour l’instant, il reste bien statique, suspendu à son sacro-saint logiciel de "yield management".
Cette pratique combinant d’une part, la gestion élastique de l’espace disponible en temps réel, et d’autre part l’optimisation des taux de remplissage des navires en fonction des meilleures recettes possibles par EVP, correspond parfaitement à une bonne pratique en exploitation "normale". Mais ce fonctionnement reste-t-il pertinent dans le contexte de crise que nous traversons actuellement ?
Des taux de fret sous perfusion
Nous constatons que pour maintenir des taux de fret "sous perfusion" à des niveaux relativement élevés, ou en tout cas plus élevés qu’ils ne devraient l’être dans un rapport naturel de l’offre et de la demande, les compagnies maritimes semblent actuellement ne pas avoir d’autre choix que de contracter les capacités, dans des proportions telles qu’elles "bloquent le jeu". Le gel volontaire de plus de 3 millions d’EVP de capacité sur les routes Est-Ouest grippe complètement l’ensemble de la machine économique, freinant toute capacité de relance, et sans empêcher malgré tout une érosion lente des taux de fret qui commencent à se manifester.
Cette attitude compréhensible, que l’on peut qualifier de hyper-défensive de la part des compagnies maritimes, en dit long sur leur incapacité à proposer des scénarios alternatifs et agiles. Dans le contexte actuel, les porte-conteneurs géants de plus de 20 000 EVP passent brutalement du statut de merveilleuse machine "du futur" à celui de mastodontes d’acier inertes, encombrants et maladroits.
Des porte-conteneurs géants inadaptés
Ce qui se passe aujourd’hui avait été annoncé avec arrogance en son temps par un des anciens CEO de Maersk, qui estimait suicidaire que d’autres opérateurs que lui se lancent dans la course aux navires géants. Les faits sont en train de lui donner raison. Le marché de l’affrètement, très bon baromètre des tailles de navire dont le marché à besoin, propose au rabais des porte-conteneurs géants qui ne trouvent plus preneurs. À l’inverse, le segment des navires de 7 000 à 10 000 EVP se porte particulièrement bien, malgré la crise.
Personne ne peut encore prédire si, à moyen et long terme, les importations de Chine vers l’Occident vont croître, se maintenir, ou décroître. Mais quelques signaux d’alerte apparaissent. L’épidémie de Covid-19 a mis brutalement en lumière la dépendance stratégique des pays occidentaux, et notamment de l’Europe, vis-à-vis des fournisseurs asiatiques. Le choc est tel qu’on imagine mal un retour à la vie d’avant... D’autant que le phénomène de "nearshoring", c’est-à-dire un rapprochement des lieux de production et des lieux de consommation, avait déjà commencé à faire son chemin avant la crise. Il pourrait connaître un coup d’accélérateur, y compris dans des filières de produits non essentiels, mais dont les acteurs ne voudront pas prendre le risque d’une paralysie.
Matson : les leçons d’un outsider
Face à cette stratégie de contraction de l’offre largement partagée par tous les leaders mondiaux du transport maritime de conteneurs, il est intéressant de se pencher sur l’option radicalement opposée retenue par un outsider, l’Américain Matson. Actif sur le continent américain et sur le Transpacifique, où il jouit d’une bonne réputation même s’il est parfois considéré à tort comme un "second couteau" face aux Big 3, cet opérateur a en effet décidé d’accélérer la vitesse de ses navires, dans le cadre d’un partenariat avec le numéro 1 mondial de la consolidation conteneurisée, Ecu Line.
S’inscrivant à contre-courant du marché, Matson s’engouffre ainsi dans la brèche ouverte par un marché aérien transpacifique déstabilisé. L’opérateur américain ose, innove, et prouve que les navires de tailles intermédiaires ont une superbe carte à jouer avec un carburant à faible teneur en soufre (VLSFO) qui coûte aujourd’hui presque moitié moins cher que ce que les compagnies maritimes avaient budgété pour cette année.
Au-delà de la pertinence de marché dans laquelle cet opérateur s’engouffre opportunément, il y a dans cette attitude un double message positif vis-à-vis des clients et des consommateurs finaux :
- une capacité à imaginer de nouvelles solutions dans l’adversité
- une capacité à se concentrer sur les fondamentaux du métier de la compagnie, dont la finalité est de gagner de l’argent en contrepartie de la vente d’un service maritime clair avec une valeur ajoutée tangible.
La fin d’un modèle ?
Les grands opérateurs du Top 10 sont-ils capables, eux aussi, de "changer de logiciel" ? De l’avis des grands commissionnaires de transport internationaux, à ce jour les exemples sont rares… La mise à l’ancre massive de navires souvent quasi-neufs, le "super slow steaming" généralisé ou encore, pour certains, le passage par la route du Cap pour rallonger volontairement les rotations, résonnent comme un aveu d’un échec stratégique bien difficile à assumer.
Les fragilités du modèle étaient connues, mais le test de résistance géant que constitue l’épidémie de coronovirus et la paralysie de l’économie qui en découle accélère la remise en cause du modèle. Que deviendront les porte-conteneurs de plus de 20 000 EVP, en cas de récession durable des échanges stratégiques inter-continentaux ? Des parkings flottants de conteneurs vides ? Des unités à re-formater sur un standard de 14 000 - 15 000 EVP ? Tout est possible. La tentation du gigantisme a déjà connue de fortes déconvenues, que ce soit dans le maritime avec les pétroliers géants de plus de 500 000 tonnes qui finirent leurs courtes carrières comme citernes flottantes dans les années 80 ou, plus proche de nous, dans l’aérien, avec les premiers Airbus A380 en cours de démantèlement.
Les marchés ont aimé les concentrations et les économies d’échelle qui allaient avec. Mais ils pourraient bien aujourd’hui saluer et préférer les audacieux qui décideront de prendre le contrepied de la vitesse et de l’accélération, signes de dynamisme et de réactivité.
La nouvelle époque qui s’ouvre aujourd’hui marquera-t-elle l’avènement du "Small is beautiful" ? Les Big 3 auront-ils l’agilité suffisante pour se transformer ? Nous devrions avoir dans le courant du deuxième semestre les premiers éléments de réponse sur le nouveau business model qui va se mettre en place.