Analyse Transport & Logistique

Transport routier : les moteurs de la transition énergétique

10 novembre 2022

DOSSIER 2/3. La transition énergétique dans le transport routier de marchandises est stimulée par un contexte réglementaire de plus en plus contraignant et par une exigence accrue des chargeurs en matière de verdissement des chaînes logistiques.

La feuille de route de l’Union Européenne est claire : atteindre la neutralité climatique à l’horizon 2050. Un objectif qui implique la décarbonation quasi totale du transport routier. Quatre solutions permettent la décarbonation des poids lourds : le biogaz (mais pas le gaz naturel), les biocarburants, les batteries électriques et l’hydrogène bas carbone.

Un secteur fortement émetteur de CO2

Même si le secteur du transport routier a commencé sa transition énergétique, le diesel reste ultra-majoritaire. Or son impact environnemental est loin d'être marginal : les camions et les bus ne représentent que 2,5% des véhicules en circulation en Europe, mais ils sont responsables de plus d'un quart des émissions de CO2 du transport routier et de 6% des émissions totales de l'Union européenne.

En France, le transport routier représente le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre (GES), avec 31% des émissions directes en 2019. Environ 40% des émissions peuvent être attribuées au transport de marchandises (dont 21% pour les poids lourds et 16% pour les VUL).

Des contraintes européennes

Dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe lancé en décembre 2019, l’UE met progressivement en place une législation de plus en plus contraignante par le biais du Paquet "Ajustement à l'objectif 55". Celui-ci vise à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Chaque pays de l’Union européenne est tenu de mettre en place les actions nécessaires pour se conformer à cette ambition collective. Pour respecter ses objectifs climatiques de neutralité carbone à l’horizon 2050, la France s’est ainsi dotée d’une feuille de route, la Stratégie Nationale Bas Carbone, qui définit une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre par secteur et qui donne des objectifs à court et moyen termes.

Fin novembre 2022, la Commission doit adopter de nouvelles normes en matière d’émissions de CO2 des camions et des bus, qui pourraient durcir celles définies en 2019. Pour l’instant, les constructeurs de poids lourds sont tenus de livrer à compter de 2025 des camions neufs proposant des niveaux d’émission CO2 en recul de 15 % par rapport à 2019, et de 30 % en 2030.

Ces quotas drastiques ont poussé les constructeurs à fortement investir sur la motorisation électrique, seule capable de compenser les émissions des camions diesel qui continueront d’être commercialisés, puisque la baisse des émissions s’entend au niveau global.

Mais selon de nombreuses associations environnementales, ce dispositif ne sera pas suffisant. "Si ces objectifs sont maintenus, les émissions de camions et de bus augmenteront en réalité de 32 % par rapport à 1990, du fait de l’augmentation du trafic attendu", estime Stef Cornelis, directeur de l’ONG Transport & Environment Allemagne. Ce chiffre s’appuie sur l’augmentation de 44% du trafic poids lourds attendue au sein de l’UE entre 2020 et 2050.

Les associations environnementales plaident donc pour une interdiction pure et simple de la vente de camions émetteurs de CO2 en 2035, ce qui exclurait toute autre motorisation qu’électrique, comme ce sera le cas pour les voitures. Ce serait selon elles le seul moyen d’atteindre la neutralité climatique en 2050, pour tenir compte de la longue durée de vie des véhicules.

La pression sur les constructeurs de poids lourds est donc bien partie pour s’accroître. Elle a des conséquences potentiellement très significatives pour les transporteurs puisque les versions électriques coûtent actuellement 2 à 3 fois le prix d’un camion Diesel (hors aide).

Des contraintes locales

Le cadre réglementaire se durcit également à l’échelon local, notamment pour l’accès aux centres-villes, avec des conséquences très concrètes et immédiates pour les transporteurs. Allemagne, France, Italie, Belgique, Pays-Bas, Espagne… le nombre de ZFE (zones à faibles émissions) a explosé ces dernières années en Europe, avec déjà 13 pays concernés. Selon une étude de EIT Urban Mobility, le nombre de villes à zones réglementées, principalement sous la forme de ZFE, a progressé de 40% en 3 ans, passant de 228 à 320 en 2022.

En France, la loi d’orientation sur les mobilités de décembre 2019 (loi LOM) impose que toutes les villes de plus de 150 000 habitants aient une ZFEm (m pour mobilité) d’ici le 31 décembre 2024. En septembre 2022, la France comptait 11 ZFEm et ce chiffre passera 45 en 2025.

L’entrée dans les Zone à faible émission de mobilité (ZFEm) dépend d’un règlement édicté par chaque agglomération concernée. Il se base sur la nomenclature Crit’Air qui classe les véhicules selon leur taux d’émissions CO2. Les véhicules Diesel, qui correspondent au Crit’Air2 et au-delà en fonction de la date de commercialisation, vont progressivement être interdit de circuler en centre-ville d’ici 2030.

Toutefois, certaines obligations sont jugées "irréalisables" par les professionnels du transport. La ZFEm du Grand Paris avait ainsi prévu d’interdire les véhicules Diesel en juillet 2023, avant de repousser la date une première fois au 1er janvier 2024, puis "après les Jeux Olympiques" qui auront lieu pendant l'été. "Plus de 61 000 poids lourds, soit 97% du parc, ne pourront plus circuler au sein de la métropole", évalue la fédération Union TLF. Une telle proportion pose la question des alternatives possibles.

Seuls les véhicules Crit’air0 et Crit’air1 seront autorisés. Le Crit’air 0 n'est attribué qu'aux camions électriques. Reste donc l’enjeu du Crit’air1, dont le périmètre évolue. Les véhicules roulant au GNV entrent dans cette catégorie. Mais la flambée du prix du gaz complique la donne. Par ailleurs, depuis avril 2022, les véhicules B100 exclusifs (équipé avec une sonde pour ne recevoir que du biodiesel B100) bénéficient aussi de la vignette Crit’Air 1 qui permet de circuler dans les ZFEm, au même titre que les camions GNC. De nombreux constructeurs demandent l’éligibilité des camions roulant au XTL/HVO au Critair 1, mais ce n’est pas encore le cas actuellement. En cas de demande favorable, plusieurs constructeurs sont prêts à proposer des modèles exclusifs.

En attendant d’y voir plus clair, les professionnels plaident pour un assouplissement du calendrier, d’autant que certaines solutions alternatives sont controversées (voir encadré).

Une pression naissante des chargeurs

En France, toutes les entreprises cotées en bourse, ainsi que celles qui ont un chiffre d’affaires supérieur à 100 millions d’euros et/ou une masse salariale supérieure à 500 employés, ont l’obligation de mettre en œuvre une démarche de reporting dans le cadre de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

De fait, les chargeurs ont pris conscience des enjeux environnementaux. Selon un sondage effectué par les cabinets de conseil bp2r et carbone 4 auprès d’une centaine de chargeurs en 2021, 70% des entreprises interrogées avaient fixé des objectifs de réduction des gaz à effet de serre à un horizon défini (88% pour les grandes entreprises). Quatre éléments de stimulation de la démarche étaient mis en avant : une réglementation et une taxation plus forte ; une prise de conscience écologique au sein des directions d’entreprise ; la pertinence et la disponibilité d’une offre technologique moins carbonée ; le risque d’image vis-à-vis des clients.

Cependant, pour l’instant, le transport de marchandises reste encore assez largement sous les radars, montre une étude des rapports RSE des 40 plus grosses entreprises françaises côtées en bourse (Cac40), publiée en octobre 2022 par bp2r. Le cabinet de conseil pose un diagnostic sévère. "Par rapport à la conclusion du travail similaire réalisé et publié en 2017, nous notons peu d’évolution… Au sein des rapports, la Supply Chain et les activités de transport restent peu abordées et apparaissent encore comme détachées de la stratégie générale de l’entreprise. Les initiatives sont globalement peu chiffrées, sans réelle mise en perspective", constate bp2r, soulignant que les entreprises doivent pourtant jouer leur rôle dans la décarbonation "en mettant en place de réelles stratégies RSE et des feuilles de route qui les engagent à atteindre des objectifs significatifs afin d’être, a minima, alignées avec la Stratégie Nationale Bas Carbone".

La mise en place d’indicateurs pertinents, représentatifs de l’activité de l’entreprise et à leur pilotage apparaît comme un prérequis indispensable à toute démarche sérieuse. Les enjeux RSE doivent désormais s’intégrer au cœur des opérations de transport et dépasser le seul périmètre de la mobilité des personnes, sujet souvent beaucoup plus traité que le transport de marchandises, alors même que son impact sur l’empreinte carbone de l’entreprise est généralement bien plus élevé", ajoute bp2r.

L’étude passe en revue différents types d’actions possibles, constatant notamment un recours aux énergies alternatives encore assez peu développé. Elle souligne toutefois les efforts de Carrefour, qui convertit des produits alimentaires invendus, qui ne peuvent être donnés ou transformés, en biométhane afin d’alimenter une flotte de plus de 1200 camions GNV.

Du Biocarburant pas si bio ?

L’aspect "vertueux" des carburants alternatifs peut être nuancé au vu de leur mode de production. Le B100 dit de "première génération", par exemple, repose sur la culture du colza et entre ainsi directement en concurrence avec les cultures alimentaires. "Les modèles B100 ont connu un grand succès cette année car la classification Critair1 a créé un appel d’air. Cela permet de répondre ponctuellement à une demande mais à moyen-long terme, il se peut que le colza soit affecté à une utilisation plus agricole", analyse Jean-Michel Mercier, directeur de l'Observatoire du Véhicule Industriel (OVI) de BNP Paribas Rental Solutions.

En France, peu de producteurs peuvent se targuer de produire un colza d’origine France garantie, et certains en importent de l’étranger, avec le risque d’une production OGM. Il en va de même pour la provenance des intrants utilisés pour fabriquer du XTL, avec parfois l’usage d’huile de palme ou de graisses usagées importées par bateaux. Quant au bioGNV, sa production peut être sujette à caution. Le déploiement de milliers de méthaniseurs en France s’est accompagné de plusieurs scandales : pollution de rivières, épandage dans les champs de résidus polluants, projets d’élevages industriels à grande échelle, voire fuites de méthane, que le GIEC estime à 5 % en moyenne pour tout projet (chiffre contesté par l’industrie). Ces fuites effaceraient ainsi tout le gain en CO2, le méthane ayant 25 fois plus d’impact sur l’effet de serre que le CO2. La filière transport devra veiller à la traçabilité complète des trois carburants alternatifs, au risque de voir leur usage restreint (par un basculement fort de l’opinion publique par exemple), ce qui ruinerait tout effort d’investissement.

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Grégoire Hamon est journaliste économique, spécialiste Mobilité, Transport & Innovation.
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