Les succès d’autrefois ne sont pas le gage de ceux de demain. Napoléon n’a pas su appréhender le changement de milieu lorsqu’il a envahi la Russie. La distance, le climat et les ressources en vivres disponibles sont des facteurs qu’il a très largement sous-estimés. Les erreurs logistiques coûtent cher.
Dans ce dernier volet de notre série de parallèles audacieux entre le monde contemporain et celui de Napoléon, penchons-nous sur la bataille de la Bérézina… et ce qu’elle nous apprend de la nécessité de savoir s’adapter aux évolutions de l’environnement.
La bataille de la Bérézina, qui s’est déroulée du 26 au 29 novembre 1812 à 70 km à l’Est de Minsk, est paradoxalement entrée dans la mémoire des Français comme la défaite qui a conclu la campagne de Russie en 1812. Pourtant l’empereur Napoléon l’a qualifiée de « victoire dans une campagne perdue ». Avec le franchissement de la Bérézina, Napoléon évite l’anéantissement de son armée qui paraissait certain. Il perd toutefois entre 25 000 et 40 000 hommes et abandonne aux Russes tous les trains et pratiquement toute son artillerie.
Dans le repli vers Vilnius qui suit la bataille, l’armée privée de transport perd encore 25 000 hommes mourant de froid ou de faim. Entrée en Russie en juillet 1812, avec plus de 450 000 hommes et près de 1000 canons, l’armée s’échappe avec seulement 25 000 hommes et à peine une vingtaine de canons !
Quand la perfection logistique s’enraye
Le perfectionnement logistique, qui s’est traduit entre autres par la création du corps des pontonniers en 1804, a permis de traverser la rivière Bérézina dans des conditions extrêmes : pataugeant dans l’eau glacée, des pontonniers néerlandais ont jeté deux ponts, l’un pour l’infanterie et l’autre pour la cavalerie. Toutefois, moins d’une dizaine d’hommes ont survécu sur les 400 que comptait le bataillon. À l’aube du 29 novembre, Napoléon a donné l’ordre de brûler les ponts, laissant des dizaines de milliers d’hommes sur la rive Est. La situation tragique de ces hommes a marqué définitivement l’inconscient collectif français, et le mot Bérézina est devenu synonyme de défaite douloureuse et humiliante.
Le système stratégique militaire de Napoléon semble s’être désagrégé dans l’immensité des plaines russes. L’approvisionnement des hommes et des chevaux, essentiellement réalisé dans le pays hôte, n’a pu se faire correctement car les régions traversées étaient beaucoup plus pauvres qu’en Europe occidentale et centrale.
Cette situation a été amplifiée par l’armée russe qui brûlait tout (y compris Moscou) au passage de la Grande Armée. Ce problème a contraint les corps d’armée à s’éloigner les uns des autres pour se ravitailler, étirant les lignes et laissant place aux raids des Russes qui ont usé les Français par leurs attaques incessantes. Le tsar a patiemment attendu l’hiver pour qu’il contraigne l’Empereur à quitter la Russie.
La naissance des Nations
La Révolution française et l’Empire constituent des périodes charnières dans l’histoire européenne continentale : elles sont à l’initiative de la création du concept de Nation telle que la nation française, la nation allemande ou russe (créée dans la résistance à l’envahisseur). Aujourd’hui, les nations se consolident en hyper blocs au niveau mondial (USA, Chine, Inde, Russie, UE…) pour dominer ou résister
Dans ce cadre, la technologie devient clef : chacun des blocs recherche dans un premier temps à être indépendant technologiquement des autres et dans un deuxième temps à s’imposer à eux (NSA et le système de surveillance mondial pour les États-Unis, Huawei et la 5G pour la Chine, etc.).
Cela s’applique également aux transports, essentiels à l’économie. La connaissance fine et le contrôle des mouvements de marchandises deviennent stratégiques. Ils permettent de cartographier tout un tissu industriel et commercial pour mieux le servir voire l’asservir...
Les grandes manoeuvres ont déjà commencé : dans le domaine physique avec les projets des Routes de la Soie, comme dans le domaine digital avec les levées de fonds à plus de 1 milliard de dollars pour des plateformes américaines spécialisées dans le transport.
Une domination européenne
En matière de transport et de logistique, l’Europe est le leader mondial. Dans le transport et la logistique, les plus grandes compagnies sont allemandes ou suisse-allemande, leur développement à l’international est sans conteste et leur profitabilité est enviable.
Pourtant, toutes ces compagnies souffrent des mêmes maux : un sous-investissement massif dans les capacités de production (camions, chauffeurs en laissant cette charge à leurs sous-traitants), une hyper spécialisation sur les métiers de coordination (à plus forte valeur ajoutée tels que 4PL ou ceux du dernier kilomètre).
… mais pour combien de temps
Le numérique change la donne. Le puissant courant de désintermédiation qu’il génère menace nos grands leaders européens qui ne pourront pas se protéger derrière leur capacité de production (qu’ils n’ont pas ou plus).
Leurs (futurs) concurrents, à l’inverse, investissent massivement selon la stratégie de leur bloc. Ce courant pourrait bien ressembler à celui de la Bérézina… et nous savons qu’il finit irrémédiablement à Waterloo.
Photo de Aleksejs Bergmanis sur Pexels