Alors que les compagnies maritimes de ligne régulière subissaient depuis des années la loi des chargeurs et essuyaient de lourdes pertes, le rapport de force s’est brutalement inversé avec la pandémie de Covid-19. Le retour à la situation pré-pandémique semble définitivement exclu.
Après une année 2020 déjà très confortable, les grandes compagnies maritimes s’apprêtent à publier des bénéfices qui se chiffreront en milliards pour 2021. Sans la pandémie mondiale qui sévit depuis 2020, le marché du transport maritime conteneurisé se serait-il retourné de façon aussi spectaculaire ? Nous serions tentés de répondre non. Mais une forme de rupture était néanmoins en préparation, tant le système était arrivé à bout de souffle et n’était plus viable sur le long terme.
Un changement brutal
Durant les années qui ont précédé la pandémie, les compagnies maritimes se sont enfoncées dans des abysses d’endettement et ont connu des trésoreries plus que tendues, appelant leurs actionnaires publics et privés à la rescousse pour obtenir des financements de secours. Pendant ce temps, du côté de la demande, on s’était sans doute un peu trop habitué à obtenir depuis des décennies ce que l’on voulait, comme on le voulait, quand le voulait... au prix dérisoire que l’on exigeait.
La question d’un changement de paradigme aussi brutal du marché pose la question de sa durabilité. Les changements des fondamentaux intervenus depuis bientôt deux ans sont-ils profonds, ou bien la situation pré pandémique redeviendra-t-elle "naturellement" la norme, un jour, dans l’ère post pandémique qui va bien finir par arriver ?
À l’heure où se déroulent des négociations tarifaires portant sur des contrats de 1 à 2 ans, des questionnements lourds de conséquences émergent, avec à la clé des décisions stratégiques très engageantes sur le temps long pour les investisseurs, du côté des chargeurs. Les enjeux concernent principalement la diversification/relocalisation des productions, la durabilité, les risques de décroissance et la digitalisation.
Dans la "vraie vie", quasiment aucune activité ne peut prétendre se passer de la Chine et de l’écosystème asiatique à court terme pour ses productions de masse, avec des fournisseurs référencés maintenant anciens et de grande qualité.
De nouveaux fondamentaux
Au-delà de l’inversion de l’équilibre entre l’offre et de la demande, qui a brutalement donné le pouvoir aux compagnies après le confinement drastique décidé par la Chine au printemps 2020, ces dernières se sont emparées de tous les leviers en leur possession pour contrôler durablement le marché avec des armes assez imparables. Tant que les transporteurs se tiennent strictement à cette discipline et tant que la demande reste soutenue, portée entre autres par le souffle du e-commerce qui alimente désormais la machine "demande" en continu, aucun changement de paradigme n’est envisageable à court terme.
Dans la préparation de leur budget de transport maritime, les grands groupes industriels et commerciaux doivent désormais intégrer le fait qu’une prestation qui coûtait 100 en moyenne en base 100 pré-pandémique se situe aujourd’hui aux alentours de 400, et que c’est parti pour durer. La pilule est difficile à avaler, quand on sait que pour les plus gros acteurs, les budgets d’achat de transport maritime se chiffrent en centaines de millions de dollars. Et son goût est d’autant plus amer que la flambée des prix de transport s’accompagne d’un doublement des délais d’acheminement moyens par rapport à la période pré-Covid, ce qui impose la réouverture de stocks intermédiaires conséquents et coûteux pour lisser les risques de rupture.
- L’ère de la relation commerciale digitalisée
Avant 2020, la digitalisation agitait beaucoup les Comex mais sur le terrain, les bonnes vieilles habitudes avaient la vie dure. La pandémie est venue donner un fantastique coup de pied dans la fourmilière, dans toutes les fonctions de l’entreprise, et dans le transport de marchandises comme dans tous les secteurs d’activité. Bien des digues ont cédé autour du télétravail, par exemple. Mais c’est aussi le cas dans la relation commerciale qui, dans le B2B, était traditionnellement assez peu digitalisée.
Profitant des difficultés d’accès aux capacités, les compagnies maritimes ont orienté les clients vers leurs outils digitaux pour procéder à des réservations en quelques clics... mais au prix fort. Quelle intelligence de surfer sur cette mode qui consiste à faire faire par le client le travail auparavant dévolu à un employé de l’entreprise et à faire payer d’avance une prestation à venir et à la qualité hypothétique.
Les clients n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter ces nouvelles méthodes. Les compagnies maritimes se pressent aujourd’hui d’imposer ces modèles de vente digitaux pour ensuite "couper les lignes" de la négociation classique, signes d’un passé définitivement révolu. Juridiquement, le refus de vente n’est pas opposable car n’importe qui peut réserver via internet sur le site de la compagnie de son choix.
Dans ce domaine de la négociation commerciale, le retour au monde d’avant paraît peu crédible. Cette tendance est allée trop vite, trop fort et trop loin pour qu’un retour en arrière soit possible.
- L’ère de la valorisation des capacités
Pendant des décennies, les mauvais résultats des compagnies maritimes ont été systématiquement imputés à la surcapacité offerte sur le marché. Mais les compagnies ont compris que l’espace devait être mieux valorisé et non pas être considéré comme un fardeau à remplir à tout prix pour survivre, selon la conception qui a prédominé jusqu’à l’hiver 2019/2020.
Contrôler la capacité, en s’aidant de logiciels d’optimisation sophistiqués, c’est maintenir de la tension sur l’espace et donc contribuer à soutenir les prix. Les compagnies maritimes déploient bien toute la capacité possible (permettant au passage d’éviter l’arrivée de nouveaux opérateurs sur le marché), mais la dynamique des flux est cassée, l’attente en rade et maintenant en mer devient la norme. La dé-régularisation des lignes maritimes dites régulières, le ralentissement de la vitesse des navires et les annulations d’escale annoncées tardivement conduisent à transformer l’activité de ligne maritime régulière en quasi "stockage flottant".
Pour l’ensemble de ces raisons, et maintenant sous couvert d’une congestion portuaire généralisée, les compagnies préfèrent sacrifier du volume sur une période donnée pour maintenir les tarifs. L’arbitrage est simple : les niveaux actuels des taux de fret compensent largement la perte de volumes, tout en maintenant "l’élastique" de l’offre bien tendu sur la durée. C’est exactement le jeu que l’on a observé cette année avec la préparation du Nouvel An chinois.
Les compagnies ont aujourd’hui tous les outils de pilotage pour maintenir cet équilibre qui leur est favorable. Pour cette raison également, un retour à la situation pré-pandémique est difficile à envisager à court terme.
- L’ère des relations décomplexées
Il convient enfin de mentionner un paramètre plus "psychologique", mais néanmoins essentiel dans la prise en compte de la dynamique actuelle : les compagnies maritimes, après avoir subi la loi des chargeurs pendant des années, sont décomplexées.
Elles élargissent leurs activités, se projettent dans un avenir profitable et écologiquement plus vertueux, et redistribuent massivement les profits à leurs salariés (le champion dans ce domaine étant Cosco, avec un bonus exceptionnel de 24 mois de salaire pour tous les employés !). Autant de paramètres qui leur permettent de devenir réellement attractives pour des jeunes talents, ce qui n’était plus le cas depuis les années 90. Le secteur était plus habitué aux plans sociaux et aux restructurations brutales qu’à une redistribution des profits et pour cause... il n’y avait pas de gains !
La pandémie a été le "game changer" que les compagnies maritimes n’osaient même plus espérer, tant elles sont entrées dans la tourmente Covid affaiblies et désorientées. Alors qu’il était tout simplement question de leur survie, elles ont joué le tout pour le tout. Le coup de poker a payé au-delà de toute espérance.